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Titre: STRAT2GIES ENONCIATION OU LES INTIMES DE Écriture sensorielle
Auteur(s): SARI MOHAMMED, Latifa
Date de publication: 15-jui-2008
Editeur: université oran2 mohamed ben ahmed
Résumé: Conclusion En jetant un regard rétrospectif sur le cheminement parcouru de cette étude, nous ne pouvons qu’éprouver le sentiment d’avoir assisté au parcours intime d’une expérience de l’écriture, mais avec la conviction de ne pas l’avoir épuisée, même plus, d’en avoir à peine entrevu la scène profonde. Comme tout roman, ceux de Nathalie Sarraute et de Assia Djebar ont leur originalité. L’objet central de leurs œuvres semble être d’adapter la conscience en tant qu’espace intime ou espace imaginaire à la sensibilité. Ces auteurs estiment que connaître n’est qu’un moyen de sentir avec plus d’intensité ; la sensibilité, sous la conduite de l’intelligence, étant rendue plus prompte à saisir l’instant mystérieux qui passe. La conscience, à son tour, faisant porter son effort sur la définition rigoureuse des impressions immédiates, observées dans leurs réactions les plus ténues. Cette activité s’attache à condenser sa richesse inépuisable de sensations et d’images. L’effort de la conscience pour comprendre les données de sa sensibilité se rapproche ici de celui que Proust définit luimême quelque part : « Il me fallait tâcher d’interpréter les sensations comme les signes d’autant de lois et d’idées, en essayant de faire sortir de la pénombre ce que j’avais senti, de le convertir en un équivalent spirituel. » 1 C’est ainsi que nous pouvons considérer les romans de ces deux auteurs. Elles cherchent à dépeindre l’activité mentale du personnage et ses élans sensibles. Elles transforment leurs romans en un paysage d’âmes, chatoyant et vibrant. Elles répondent aux sensations les plus profondes. Elles se nourrissent de tout ce qui touche la vue ou l’oreille. Elles jettent sur des points infimes une clarté qui donne souvent à penser qu’après tout ils n’étaient peut-être pas si infimes. Elles ramènent à la lumière ce qui était dans l’ombre. Elles s’enfoncent toujours profondément au cœur vivant de leurs sujets. Elles soumettent le frémissement de la vision à une étude patiente, qui a la gravité de la méditation intérieure. En faisant des « réalités invisibles » la substance de leurs romans, elles atteignent à une forme d’écriture qui n’est que l’expression de la vie intérieure de l’âme, ramenée à ses moments d’intensité. Ces auteurs ont fait craquer les cadres conventionnels de la fiction romanesque, et transformé chacun de leurs romans en une étude originale, dans laquelle elles s’efforcent de transposer une autre réalité qui constitue la trame de l’expérience 1– PROUST, Marcel. « Le temps retrouvé » Tome II. Gallimard, 1956, p. 24. Conclusion Stratégies énonciatives ou les lieux intimes de l’écriture sensorielle 443 humaine où les sentiments et les sensations se développent en images. En d’autres termes, elles tentent de donner forme à cette force insaisissable qui vient heurter le monde réel. C’est cet engagement total qui donne à ces romans leur vibration et leur résonance. Ainsi, l’exploration des régions mal connues de la vie intérieure suscite un renouvellement des formes où le monde intime avec son authenticité et ses limites font l’objet d’un questionnement. En ouvrant l’intériorité des personnages à la représentation, ces romancières donnent accès à une dimension du réel qui semble ne pas encore avoir été exploré, ou du moins n’a pas reçu toute l’attention requise. Nous pouvons, à cet égard, considérer que le déplacement du centre d’intérêt narratif du monde extérieur vers la « terra incognita » de la conscience, correspond à une extension et à un renouvellement de l’aire d’investigation de la fiction. Cette forme d’écriture, loin de tourner le dos à la réalité, apparaît soutenue par un projet de connaissance dont le but serait de cerner une vérité du sujet, telle que peuvent la manifester la pensée, la parole intérieure ou la sensation saisies au plus près de leur source. Il nous paraissait donc judicieux de confronter ces romans afin de déterminer si une volonté commune de démarcation suffisait pour produire des textes similaires. Nous n’avons comparé ces textes que sur l’axe d’une poétique de l’écriture, en retenant deux romans pour chaque auteur. La démarche adoptée nous a d’abord amenée à nous intéresser aux structures romanesques afin de vérifier dans quelle mesure la constitution des romans et les données spatiales pouvaient être porteuses de sens. Dans une deuxième étape, nous nous sommes penchée sur l’écriture de l’introspection et nous nous sommes attachée à montrer comment l’espace intérieur ou l’espace intime pouvait donner naissance au monologue intérieur. A la suite de cette analyse, il s’avère que ces textes forment bien un ensemble signifiant dans la mesure où leur étude nous a révélé de nombreux contrastes. Au niveau de la narration de la vie intérieure, la pratique individuelle de chaque auteur semble prévaloir. Alors que N. Sarraute opte pour une stratégie d’écriture où les frontières entre surface et profondeur sont effacées, et où s’installe un combat, à la limite du silence et de la parole intérieure, entre mots figés et vibration du discours. A. Djebar, Conclusion Stratégies énonciatives ou les lieux intimes de l’écriture sensorielle 444 elle, semble préférer laisser libre court au flux mental de ses personnages, en donnant la primauté à la mémoire sensitive et aux souvenirs. L’analyse de la narration intérieure nous a conduit à reconnaître que ces textes s’inscrivent dans une dialectique où le dehors et le dedans se confondent au point où le lecteur cherche des repères pour pouvoir les déceler, en particulier dans les textes sarrautiens. Néanmoins, l’objectif visé n’est pas le même pour chaque auteur. La spatialité chez N. Sarraute est floue, alors que pour A. Djebar, il est question avant tout de fournir des repères conséquents au lecteur. Les auteurs étudiées nous semblent caractéristiques du roman contemporain car leur refus des structures romanesques conventionnelles leur permet d’adopter des procédés d’énonciation tout à fait différents. Notre deuxième partie qui portait essentiellement sur l’écriture de l’introspection, nous a permis également de rapprocher et d’opposer les textes choisis. Nous avons d’abord étudié les techniques romanesques de la narration à savoir le monologue intérieur et la sous-conversation. Et sur ce point précis une dichotomie apparaît. N. Sarraute conçoit le personnage comme une conscience qui porte des tropismes. A. Djebar met en scène, elle aussi, des personnages introvertis et dont l’aspect physique est indéniable. Une similitude importante en revanche se manifeste quant à l’émergence de l’intériorité des personnages sur le corps de ceux-ci. Ces auteurs nous proposent une narration de la vie intérieure où le lecteur se sent impliqué. Même si le récit est pris en charge par un narrateur plus ou moins impliqué dans l’histoire, l’alternance de modalités narratives permet au lecteur d’avoir une prise directe sur le personnage. Soit il découvre leurs pensées les plus intimes grâce au monologue intérieur, soit il est informé par les propos échangés entre eux. A ce niveau, nous notons des oppositions, car les protagonistes djebariens ont beaucoup plus tendance à l’intériorisation par rapport à ceux de N. Sarraute, qui, eux, se situent dans cette articulation difficile entre intimité sensorielle et langage. Les deux romancières inscrivent ainsi au cœur de leurs œuvres la volonté de transmettre la vision d’un monde intérieur. Cette forme romanesque se définit dans l’introspection et le sensoriel et a pu acquérir des dimensions nouvelles par son application à ces textes-là. Conclusion Stratégies énonciatives ou les lieux intimes de l’écriture sensorielle 445 Dans le cadre de cette thèse, nous n’avons pas étudié des catégories extérieures à cette forme narrative, mais nous avons relevé essentiellement les points caractéristiques de ce procédé mis en pratique par ces deux romancières dans leurs romans. La narration de la vie intérieure tente d’aller plus dans l’expression des profondeurs de l’être et de la façon dont le réel apparaît à une conscience. Les effets produits par ce procédé sont beaucoup plus subtils, nous y suivons plus ou moins difficilement la pensée intime du personnage, notamment dans les textes de N. Sarraute. Le problème des limites de l’introspection ainsi que celui de la transcription verbale de la matière fournie par l’introspection, en réalité, a déjà été abordé par Frida Weissman dans son étude où elle attire l’attention du lecteur sur la problématique de l’écriture du monologue intérieur qui est de savoir comment traduire par le langage la multiplicité simultanée de la conscience, celle due à la pluralité des opérations psychiques ayant lieu en même temps et à des niveaux différents, et celle due à l’impact du monde extérieur, lui aussi multiple et simultané. Mais étant donné que l’activité psychique de chaque personnage est consciente dans les monologues intérieurs de N. Sarraute, une activité qui entraîne l’organisation des pensées en mots. Ce problème de la transcription verbale de la matière, ne se pose pas chez cet écrivain. En effet, dans « Le Planétarium » et dans « Enfance », l’opération psychique du personnage est située à un niveau plus éloigné de la conscience, la difficulté de la transcription verbale de la matière monologique réside principalement dans le choix des moyens stylistiques de l’auteur pour simuler la complexité d’un moment de conscience. Le dialogue chez N. Sarraute exprime généralement un échec de la communication et il prend la forme d’un monologue qui met en scène une voix narrative. Cette voix se dédouble en empruntant les modalités du dialogue mais perd sa valeur d’échange. N. Sarraute lui confère alors une autre mission : celle de traduire le « tropisme », c’est à dire de retranscrire avec plus d’instantanéité les ruminations tropismales de la conscience. Pour N. Sarraute, le monologue intérieur offre une solution à qui cherche à explorer ce qu’elle appelle « les endroits obscurs de la psychologie ». Conclusion Stratégies énonciatives ou les lieux intimes de l’écriture sensorielle 446 Elle y recourt pour montrer des personnages cherchant à aller au fond d’eux-mêmes par l’introspection, elle souligne ici l’importance de certains « états privilégiés », de certains « moments aigus », accompagnés d’une brusque illumination qui fait pénétrer jusqu’au plus profond de la conscience. Elle accorde à ces « moments de l’être » la portée d’une révélation authentique. Ces impressions ou sensations immédiates, observées dans leurs réactions les plus ténues, ne dépassent parfois pas la zone souterraine où elles communient et où elles demeurent inaccessibles aux contaminations de la surface de l’être. C’est ainsi que N. Sarraute explore ce qui se passe en deçà des gestes et des paroles de ses personnages, à l’aide d’images, de mots ou de phrases inachevées, d’une ponctuation personnelle, de changement de rythme. Et c’est bien là où l’on sent le mieux cette qualité particulière du monologue chez N. Sarraute. Par contre, le procédé monologique chez A. Djebar, ramène volontiers au centre un personnage qui, dans une situation particulière de son existence, se détourne de la réalité extérieure et de ses actions effectives, pour suivre l’écoulement de ses pensées, le cas de Isma dans « Vaste est la prison » et de Hania ou Zoulikha dans « La femme sans sépulture ». Ces personnages sont à un tournant de leur vie. Au niveau des actions concrètes, le dramatique est projeté dans le processus psychique provoquant ainsi une scission de l’unité du moi chez le personnage replié sur lui-même. La pensée est associée à des idées surgissant d’un passé refoulé. C’est par ce processus que A. Djebar commence à tisser les mailles de sa toile. Cette explication correspond au confinement spatial. Le discours émanant d’un espace clos qui renvoie aux femmes l’écho de leurs cris, ne peut qu’engendrer une écriture calquée sur cet espace intime : la mémoire. Contraintes à refouler leurs souffrances, leurs cris, leur révolte, les personnages djebariens finissent par s’exiler dans leur propre intérieur. Dans ces romans, c’est la partie qui est restée protégée et cachée, la partie la plus intime, c’est elle qui reflète le mieux la nature du personnage qui guide la narration. De ce fait, la partie qui n’obéit à aucune loi, ni à aucune pression, s’exprime à travers l’écriture ; elle est l’expression personnifiée d’un intérieur et en conséquence l’écriture ne peut que refléter une réalité différente. La narratrice de « Vaste est la prison », par exemple, se construit au fond de son intérieur une vie où elle cache sa véritable nature. Elle crée un espace où elle se réfugie afin d’y retrouver la sensation d’un lieu réconfortant, intime et volontairement éloigné de l’extérieur. Conclusion Stratégies énonciatives ou les lieux intimes de l’écriture sensorielle 447 C’est ainsi que l’expérience présente s’efface au profit de la mémoire, et on obtient par là une forme spécifique qui est le « monologue remémoratif », dans lequel la conscience ne s’attache à rien d’autres qu’au passé. Le monologueur devient une pure mémoire : sa conscience s’adonne à la remémoration et le discours intérieur joue le rôle d’une sorte de déclencheur qui fait surgir à l’esprit une avalanche de souvenirs d’un passé lointain. Cela nous permet de saisir les sensations que ce passé ou ces souvenirs provoquent en chaque personnage monologuant. A partir de ces observations, nous déduisons que cette notion de l’écriture de l’intériorité est bien spécifique à l’expression et à l’écriture de A. Djebar. Cette écriture ou la narration de la vie intérieure est l’expression d’un moi en quête d’une sensibilité interne où la conception de soi, de son corps, du temps et de l’espace y est bouleversée. Dans cette étude, nous avons obtenu les résultats suivants : le monologue intérieur tel qu’il est adopté par ces auteurs, ne se contente pas de reproduire les réflexions, les émotions et les dialogues des personnages, il vise aussi à capter les impressions transmises du monde extérieur de sorte que l’univers et toutes les actions soient perçus aussitôt du point de vue du locuteur. Le second résultat que nous avons déduit de la narration de la vie intérieure, c’est que chaque auteur se sert d’une technique spécifique pour transcrire les pensées et les sensations des personnages. Le monologue de N. Sarraute, très riche en matière sensitive, se traduit par les tropismes. Cette aventure intérieure entraîne l’auteur à explorer tout un univers de l’indicible et du silence, et c’est pourquoi le monologue, chez elle, suit mieux la vie intérieure dans son jaillissement. Elle tente en même temps de capter les éléments préverbaux, irrationnels qui entrent dans la composition du courant de conscience. Le monologue de A. Djebar rend compte lui aussi de la fluidité de la sensation et des pensées dans la conscience des personnages. Mais sa spécificité tient au va-et-vient fécond qui se développe entre introspection et rétrospection. Il ne s’agit pas seulement de décrire une expérience intérieure à travers le corps, mais de déplacer radicalement la représentation du réel à l’intérieur d’une conscience. A. Djebar travaille plutôt sur la remémoration et l’introspection mais elle n’atteint jamais le niveau du pré-conscient. Conclusion Stratégies énonciatives ou les lieux intimes de l’écriture sensorielle 448 Dans cette étude, la mise en analogie des procédés employés par ces deux auteurs permet de dégager les points communs dans la structure de leurs monologues qui partent toutes deux de la même intention : représenter cet univers intime – la conscience et la mémoire –, mais elles le font en réalité dans deux types de discours différents. Dans ce flux ininterrompu des pensées, le lecteur est bien installé dans la conscience du personnage et celle-ci est continûment assaillie par les visions, sensations et sentimentalités. Et c’est donc une voix silencieuse à laquelle le lecteur est invité à donner vie. C’est un discours vécu et non écouté, parlé pour soi. Ainsi, ces écrivains ont une certaine conception du silence. Elle se manifeste dans la pratique scripturale par une attitude qui correspond à celle que l’auteur adopte à l’égard de la langue. Car les figures du silences ne prennent sens que dans une stratégie discursive qui révèle les fins poursuivies par le locuteur. Les émanations du silence ont, dans ces textes, des réactions qui se lisent à travers le regard ou dans les attitudes corporelles qui accompagnent le discours intérieur et constituent un élément de son activité. Le silence devient alors le lieu et le moment de la transmission de forces qui échappent à la rationalité et au langage et qui se définissent dans les sensations. A travers cette étude, essentiellement dans la troisième partie qui représente l’étape ultime de notre travail, nous avons analysé les pouvoirs signifiants du silence qui se dégagent de ces espaces intimes : la conscience et la mémoire. Les stratégies élaborées par N. Sarraute et A. Djebar représentent les différentes facettes de l’écriture sensorielle. Ces auteurs ont mis en œuvre des mécanismes permettant de traduire ce non-dit qui reste enfoui dans l’espace intérieur. Elles ont mis en évidence l’importance des impressions et des sensations qui accompagnent la parole ou la pensée des personnages. Leur objectif, est de donner sens à ce caractère ineffable de la sensation et au silence qui émergent des profondeurs. Cette indicibilité sensorielle s’enracine dans les manifestations psychiques et physiques précédant ou accompagnant la parole ou la pensée. Elle s’exprime finalement à travers le corps, le regard et la voix. En s’arrêtant au corps, ces auteurs ont employé des procédés ouvrant la voie à l’expression corporelle. C’es en effet, dans et à travers le corps, en tant que matière vivante, que les sensations se manifestent et cherchent une forme pour se dire. Cette définition du corps comme siège et écho des sensations et impressions permet à Conclusion Stratégies énonciatives ou les lieux intimes de l’écriture sensorielle 449 N. Sarraute d’atteindre les tropismes, et à A. Djebar de dévoiler, par le corps, ce qui est dissimulé, en passant de l’affectif au charnel comme fusion des sens. Nous pouvons dire que le souci de ces auteurs, c’est de parvenir, par une recherche esthétique à une sorte de transfiguration des mouvements du corps, à un art de l’expression corporelle. Quant au regard, nos deux romancières portent toute leur attention sur ce que cache la visibilité. De cette façon, elles dévoilent les processus qui participent au travail des images et à l’activité du regard. Ainsi la perception visuelle fait apparaître, par des procédés de déplacement, l’invisible au cœur du visible. Pour N. Sarraute, le regard se situe dans cette dichotomie du paraître et de l’être. D’une part, elle donne une lecture qui décrit le masque par lequel le personnage essaye d’échapper au regard de l’autre, et d’autre part, une lecture qui inverse les signes du visage pour atteindre l’intériorité du personnage. Seul le regard est capable de signifier cette intériorité en donnant un sens aux sensations que le personnage cherche à protéger contre l’autre. Par contre, A. Djebar développe le processus du regard dans le but d’aller vers un dedans à explorer. Le regard, pour elle, est un retour à la mémoire, c’est fermer les yeux pour pouvoir imaginer et écouter les ombres qui l’habitent. Elle tente de ramener à la lumière les obscurités et les silences d’un passé qui s’est perpétuellement dérobé au regard rendu aveugle par l’autre. Ainsi, le regard s’affirme dans les textes de ces auteurs, comme agent de révélation du visible et de l’invisible. Ce regard-là est une manière d’appel et d’ancrage, pour ces auteurs, pour mettre dans leurs narrations la présence obstinée du corps regardant, sans estomper ses traits charnels. Pour ce qui est de la voix, nos deux romancières donnent la primauté à la sensation auditive. En donnant vie à la voix dans l’écrit, celles-ci cherchent plutôt à pratiquer en silence une écoute intérieure. Elles se considèrent comme des récepteurs de voix, et elles ont pu donner un corps au chuchotement, au murmure, au bruit de fond grâce à l’écriture. Leurs romans substituent à la voix la jouissance de l’ouïe. Cette voix est, pour N. Sarraute et A. Djebar, une oreille sensible, une écoute intérieure qu’elles cherchent à provoquer et à mobiliser, en incitant le lecteur à tendre lui aussi l’oreille pour entendre ce qu’il lit. Conclusion Stratégies énonciatives ou les lieux intimes de l’écriture sensorielle 450 Pour conclure, nous dirons que cette étude sur les pouvoirs signifiants du silence, nous propose une réponse à cette dimension ineffable de la sensation. En explorant les aspects spécifiques de ces écritures, ces deux romancières ne font pas qu’inventer un nouveau langage et une nouvelle vision du réel, elles donnent forme à ce qui n’en avait pas. Elles ont pu donner corps à ce qui était exclu du champ de la représentation. En d’autres termes, en interrogeant le monde sensoriel et son langage, N. Sarraute et A. Djebar nous révèlent un vécu sensoriel qui était jusque là voilé et enfoui. Elles ont modifié sensiblement le projet de leur écriture, qui n’est plus de raconter ou de décrire, mais d’inventer de nouvelles formes romanesques qui contribuent à définir la mission de l’art chez ces romancières : donner forme à la sensation. Toutes les œuvres de N. Sarraute et de A. Djebar s’efforcent de faire entendre et sentir l’indicible. Nous avons voulu présenter, dans ce travail, ce qui selon nous, constitue une manière d’exprimer l’indicible chez ces deux auteurs. Notre but fut, avant tout, de relever un certain nombre de caractéristiques internes des textes choisis qui pourraient être la base de la narration intérieure. Cette analyse a pu révéler l’intime qui se manifeste au niveau du système langagier et qui engendre au niveau du système littéraire le sens de l’ineffable. Nous avons noté certaines différences quant à l’esthétique d’écriture des deux auteurs que nous avons choisies. Nous avons tenté d’articuler ces différences dans le regroupement de trois mouvements sémantiques : celui du corps, celui du regard et celui de la voix. On peut affirmer que chacun de ces mouvements donne un sens particulier au silence et à l’ineffable. A la lumière de ce que nous avons étudié, nous avons conclu qu’à travers ces textes, c’est l’écriture qui ne cesse de s’interroger, de se redéfinir, de se narrativiser et ceci de plusieurs façons. Ces auteurs le font, en utilisant des stratégies d’énonciation à travers lesquelles elles installent un espace de dialogue entre le même et l’autre. Elles le font chaque fois qu’un geste créatif est mis en abyme jusqu’en ses formes les plus ténues. Ramener le dedans vers le dehors est une nécessité de ce que Deleuze appelle le geste de « dresser » des images, des visions, comme seul recours puisqu’en même temps Conclusion Stratégies énonciatives ou les lieux intimes de l’écriture sensorielle 451 est énoncée l’intimité. C’est une écriture qui ne fonde sa légitimité que dans sa propre quête, elle ne cherche que son propre frayage. Car en chaque image, ainsi que l’écrit Blanchot, en parlant du poète, viendra naître l’écrivain : « Le poète naît de la figure qu’il reçoit, chaque fois la première fois, il se renouvelle en cette brève nouveauté qui introduit un intervalle dans la durée et inaugure un autre temps. » 1 Cette écriture trouve sa dimension performative chaque fois que la phrase incarne l’événement qu’elle représente, se faisant ainsi mémoire, sensible, silence, mais aussi chaque fois que c’est l’événement de langue qui en dessine le tracé. Si bien que se crée un jeu entre l’écriture et l’événement, c’est comme si le texte crée des personnages pour venir les hanter, suscitant cet insaisissable qui est leur identité même. C’est comme si l’histoire ici vient narrativiser la langue, effaçant ses règles narratives sous des traits figuraux, rythmiques et sonores. Cet aspect de l’écriture est une épreuve de l’impersonnel par laquelle s’affirme ce que Blanchot appelle la solitude de l’œuvre : « L’œuvre est solitaire : cela ne signifie pas qu’elle reste incommunicable, que le lecteur lui manque. Mais que la littérature entre aussi dans cette affirmation de la solitude de l’œuvre. »2 C’est peut-être dans le statut qui est prêté à l’écrit dans ces textes choisis que se dit le mieux la forme que prend cette solitude de l’œuvre qui la rend d’autant plus disponible. Comme le proclame A. Djebar dans son dernier roman : La vie réduite à des mots mobiles […] métamorphosée en Dieu-le-père, auteure donc pleine de la semence ou de la douleur de la gestation, puis de son accomplissement – oui, la vie du Texte résiste, se rebiffe, se rebelle […] un livre, un parmi des milliers, des millions que le temps réduira ensuite en poussière ou à une architecture arachnéenne faite de multiples silences, symphonie d’un rêve évanoui, mais obsédant. Toute entreprise d’écriture s’étire en silence. L’écriture en fuite, telle que je l’ai esquissée, en a été consciente dès le début : c’est à la fois son audace et sa modestie. Sa vanité.3 L’écriture, ici, est désignée comme force ayant la possibilité de signifier. Elle est aussi seuil sur lequel se tient le langage lorsque les signes suscitent et prolongent une empreinte qui veille, une trace qui persiste, faisant sourdre le pouvoir des mots avant même que le sens ne se murmure, c’est dans ce mode d’écriture que la lettre trouve, toujours 1– BLANCHOT, Maurice. « L’entretien infini ». Gallimard, 1959, p. 469. 2– BLANCHOT, Maurice. « L’espace littéraire ». Gallimard, 1955, p. 15. 3– DJEBAR, Assia. « Nulle part dans la maison de mon père ». Fayard, 2007, p. 406. Conclusion Stratégies énonciatives ou les lieux intimes de l’écriture sensorielle 452 redessinée, toujours effacée, son image. Et c’est dans ce mode d’écriture qu’on peut approcher les textes de N. Sarraute et de A. Djebar. L’écriture dans ces textes, est bien ce nœud d’intensité où s’unissent l’exprimé et l’indicible, le silence et la signifiance, en un moment de tension où les mots, riches d’échos, tentent de saisir l’ineffable. Alors ces textes pourraient être le lieu où résonnent les battements rythmiques de l’être, où vibre l’énergie secrète du vivant. Ce qui compte c’est ce dynamisme de l’ouvert, ce « mouvement vers » qui semble désigner au-delà de l’impossible à dire, l’avènement d’une autre façon de parler, la possibilité d’un autre lieu pour l’écriture. C’est, semble-t-il, en tenant compte de ce dynamisme qu’on a pu suivre la voie d’analyse interprétative allant au-delà d’un travail qui s’est ici donné pour but de mettre à jour cette passion de N. Sarraute et de A. Djebar pour la technique, une passion qui consiste à effacer sans cesse les traces de son exploration. La lecture de ces textes place le silence et le non-dit au cœur de leurs rapports au fonctionnement de la signifiance. Dans les zones d’ombre des textes, bruisse toujours un monde incessamment vibrant au murmure impalpable. Comme si ces auteurs cherchent à inscrire au cœur de leurs œuvres la volonté de transmettre un monde nouveau, intérieur et vivant. Elles y inscrivent aussi entre les vertiges du silence et les pouvoirs de la voix, la quête, peut-être impossible, d’une langue poétique susceptible
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Collection(s) :Doctorat français

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